19 de juny 2015

Le pousse-à-la-victime














Entretien avec L’Hebdo-Blog, Bulletin de Pipol7

 « Victime ! » avec son point d’exclamation sonne comme un verdict, un impératif, une sentence. Quel enjeu politique y a t-il selon vous, particulièrement aujourd’hui, à effectuer un aggiornamento de ce statut ? 


Miquel Bassols – Le titre « Victime ! » sonne comme un impératif du même style que la phrase publicitaire de la fameuse marque, Nike : Just do it. Victime ! est accompagné d’un point d’exclamation pour bien confirmer la nature de cet impératif. Chose curieuse et peu fréquente dans l’orthographie de la publicité : l’inclusion d’un point final fait scansion dans la phrase, comme s’il y avait une possibilité de la continuer… Mais quelle est donc la nature de ce faire dans l’impératif ? Il s’agit justement d’imposer de « le faire » sans rien dire de l’objet de l’acte, sans rendre explicite le référent de ce « le ». Donc, on pousse à l’acte, mais sans rien dire de ce qu’il faut faire pour satisfaire l’impératif.
Cet impératif n’est à la limite rien d’autre que la demande de satisfaction de la pulsion, une demande qui exige la satisfaction mais sans rien dire de l’objet avec lequel on pourrait l’obtenir. À la différence de l’instinct, la pulsion – telle que Freud l’a découverte comme principe de l’économie libidinale dans le sujet – n’a pas d’objet déterminé pour sa satisfaction. Disons, en ironisant sur l’usage si fréquent que l’on fait aujourd’hui de cette référence, que la pulsion ne porte pas l’inscription de l’objet de sa satisfaction inscrit dans son ADN. Le sujet est donc d’abord victime de cette pulsion qui exige de se satisfaire, qui va se satisfaire d’une façon ou d’une autre, même au prix du déplaisir du sujet, « au delà du principe du plaisir » pour le dire avec l’expression freudienne. Ainsi, on est d’abord victime de la pulsion qui exige de se satisfaire sans savoir de quel objet, on est victime de la pulsion dans la mesure où on ne sait pas avec quoi il faut satisfaire cet impératif.
On connaît le nom que Freud a donné à cet impératif : c’est le surmoi. Et on connaît aussi la façon dont Lacan l’a modélisé : c’est l’impératif de jouir… Sans dire de quoi. Le surmoi est l’instance dans le sujet qui lui impose une jouissance : « jouis ! », mais sans lui dire comment. La raison dernière est paradoxale : l’objet de cette jouissance est une partie extraite du sujet, son objet a, ou même le sujet lui-même comme objet a, celui-ci se distinguant de la fin même de cette satisfaction.
Victime ! donc, mais victime d’abord de l’impératif de jouissance que le surmoi rend présent dans le sujet en le réduisant à son objet. Ce n’est pas pour rien que la discipline nommé « victimologie» a pris son point de départ dans l’étude et l’évaluation de la coopération ou de la résistance du sujet dans l’expérience qui l’a fait victime. Et il s’agit pour la psychanalyse de ne pas redoubler ce statut de victime qui confirmerait le sujet dans sa position d’objet, soit de distinguer cette position d’objet – l’Objekt freudien, l’un des facteurs composants de la pulsion – du but de l’acte – le Ziel qui se distingue de l’objet –, là où la pulsion obtient sa satisfaction. On pourrait même dire : on est victime du côté de l’objet, on est bourreau du côté de la fin du trajet pulsionnel. Distinction qui ne va pas en effet dans le sens commun de nos jours quand on considère le statut de la victime.
Il y a un pousse-à-la-victime comme il y a un pousse-à-la-jouissance. Et cette identification est déjà, en effet, un facteur politique, comme Jacques Lacan l’avait signalé dans son texte « Kant avec Sade », en évoquant Saint-Just : le bonheur est devenu un facteur de la politique.
Prenons un exemple, dans le registre politique, de ce pousse-à-la-victime à propos du récent et tragique événement au cours duquel un collégien de quatorze ans a tué un enseignant à l’arme blanche à Barcelone. L’impossible à concevoir cet acte par le sens commun a conduit à affirmer que « nous sommes dans un cas de maladie mentale et non pas de violence scolaire » et que même si « il y a eu un mort et des blessés, la grande victime est cet enfant de quatorze ans »[1]. Dans un certain sens, c’est vrai : le sujet est toujours victime de son acte dans la mesure où in fine il est à la place du Ziel freudien – du trajet de la pulsion qui fait le tour autour de l’objet – l’Objekt –, l’objet qui se distingue justement de la fin. Dans ce sens, le bourreau est toujours un peu une victime collatérale de son acte.
Mais si ces déclarations ont été critiquées, c’est parce qu’elles voulaient lever la responsabilité du sujet dans son acte, et cela en l’attribuant, dans le même temps, à une maladie mentale dont le sujet serait la victime. Plus on fait du sujet la victime de l’acte, plus on le déresponsabilise. Et c’est pour lui rendre à nouveau cette responsabilité, au-delà de toutes les circonstances qui peuvent être confondues avec sa cause, que la psychanalyse pourra, précisément, lever pour ce sujet sa condition de victime.
[1] Ce sont les déclarations de la Conseillère d’enseignement du gouvernement catalan, le jour suivant l’assassinat, à la Radio de Barcelone.